20 – LE CABARET DE JOSÉ FARINA

José Farina, Basque de naissance, Espagnol par ses ancêtres et Français d’inclination, tient une auberge dans la rue Basse qui mène au port Vieux.

Dans cette auberge, qui est à la fois une hôtellerie et un cabaret, on trouve des chambres pour se loger et y dormir la nuit, mais si on le préfère, on peut, lorsqu’on y pénètre le soir, y attendre le lever du jour dans la salle commune où l’on fume et où l’on boit. Car l’hôtellerie de José Farina ne ferme jamais, pour les intimes du moins.

Certes, en apparence, et pour satisfaire aux exigences de la police, on a l’habitude, lorsque approche minuit, de mettre sur la devanture du cabaret d’épais volets de bois renforcés de barres de fer, mais cela ne signifie point qu’à l’intérieur ait sonné le couvre-feu ; bien au contraire, c’est surtout lorsque l’établissement est assuré par ces clôtures de la discrétion forcée des passants, que ses habitués se réunissent et s’y tiennent avec le plus de plaisir.

Se l’autre côté de la rue, l’auberge de José Farina s’ouvre sur un jardin assez vaste entouré de hauts murs. Il embaume l’été, car il y pousse des plantes quasi-tropicales, qui émettent des senteurs violentes, mais agréables. Même au plein cœur de l’hiver il n’y fait pas froid. Les palmiers y croissent sans difficulté et les plantes grasses rapportées d’Afrique s’y épanouissent sans souffrance.

Le jardin comporte un jeu de boules, que l’on fréquente beaucoup le dimanche après-midi ou encore, en été, le soir de six à huit heures.

Il se passe, d’ailleurs, toutes sortes de choses dans la maison de José Farina.

Tandis que les uns jouent aux boules, au fond du jardin, dans la salle du cabaret, on taquine volontiers la dame de pique, cependant qu’à certaines tables ceux qui méprisent ces sortes de jeux concluent d’importants paris en consultant des programmes multicolores. Ceux-là sont les amateurs de corrida qui risquent leur argent sur les chances de tel ou tel toréador.

José Farina, en homme prudent et avisé, a fait établir dans sa maison deux ou trois issues peu connues du public, parmi lequel se mêlent toujours des bavards et des espions. Il lui est arrivé à plusieurs reprises et dans des circonstances graves, de faire disparaître ceux que la police veut à toute force appréhender et cela si habilement que les agents ne peuvent accuser José Farina de s’être fait le complice des malfaiteurs poursuivis. Une seule fois seulement on a soupçonné Farina d’avoir aidé à la fuite d’un voleur, en lui ouvrant un piano dans lequel le malfaiteur s’était dissimulé tout le temps que la police le recherchait.

L’auberge de José Farina, comporte enfin, toujours au rez-de-chaussée et à côté de la salle commune, une petite pièce, surnommée « le salon » et qui, assurément, doit servir, soit de refuge aux gens qui redoutent de se montrer, soit d’abri discret aux amoureux qui ne veulent pas se faire voir. La pièce est meublée fort simplement d’une table, de quelques chaises, d’un grand canapé, mais elle a ceci de particulier que ses murs sont tendus d’épaisses étoffes et que l’on peut merveilleusement calfeutrer la fenêtre, à tel point que les gens, dans la rue, même en prêtant l’oreille, seraient parfaitement incapables d’entendre le moindre bruit venant de l’intérieur de ce salon.

Ce jour-là, le salon de José Farina était occupé. Un homme et une femme que le patron de l’auberge ne connaissait point mais qui certainement devaient connaître la maison, avaient demandé à ce qu’on leur réservât cette pièce pour la soirée et peut-être même pour toute la nuit. Ils avaient bonne apparence et comme l’homme avait donné un acompte important à José Farina, en promettant de ne point réclamer la monnaie, même si ses dépenses n’atteignaient pas la somme versée, le patron de l’auberge avait conçu pour ce client une respectueuse estime.

Tout en apportant quelques petits gâteaux et une bouteille de vin d’Espagne, qui devait constituer l’apéritif du dîner que ses clients avaient commandé, José Farina les avait dévisagés rapidement d’un coup d’œil, en homme exercé à vivre, à juger les gens et à déterminer leur condition sociale à première vue.

Ce couple paraissait un couple de braves paysans, de gens aisés, probablement venus de la montagne, gens d’apparence modeste mais vraisemblablement cossus.

Toutefois, en regardant plus minutieusement et particulièrement en considérant leurs mains qui étaient fines, élégantes et nullement déformées, José Farina s’était dit : « Non, ce ne sont pas des gens de la montagne, mais plutôt des gens de la ville, et peut-être des grands seigneurs. »

L’hôtelier était même un instant resté en contemplation admirative devant la bague de la femme. Celle-ci était grande, mince, élégante, elle pouvait avoir un peu plus de trente ans et, malgré le grand manteau de laine peu seyant qu’elle avait jeté sur ses épaules et dont le capuchon dissimulait sa chevelure, elle ne manquait pas d’allure.

L’homme drapé également dans un manteau à l’espagnole, coiffé d’un feutre sombre qu’il rabaissait, avait également grand air. Cependant, il s’apercevait de l’examen dont sa compagne et lui étaient l’objet de la part de José Farina :

— Imbécile, grommela l’homme, quand tu auras fini de bailler en nous regardant, tu as reçu nos ordres, laisse-nous.

José Farina balbutia quelques excuses inintelligibles et après avoir, pour la forme, changé de place deux ou trois assiettes, il s’éclipsa.

Il s’entendit soudain rappeler :

— Oh là, fit l’homme, reviens ici.

José Farina rebroussant chemin, alla se mettre à la disposition du client :

— Je vous écoute, patron ?

— Tout à l’heure, dans dix minutes, une heure peut-être, je ne puis te préciser, un homme d’assez médiocre apparence entrera dans ton cabaret, il sera seul et s’installera à une table. Pendant qu’il commandera quelque chose à boire, il ajoutera à mi-voix : « Je viens de sous terre. »

— Pardon, interrompit José Farina, qu’est-ce qu’il dira ?

L’homme tapa du pied :

— Fais donc attention à ce que je te dis et tu comprendras mieux. Je répète : cet individu murmurera : « Je viens de sous terre ». Il me semble que c’est fort clair.

— En effet, patron. Et alors que se passera-t-il ?

— Il se passera, José Farina, qu’il faudra t’arranger pour l’entendre et dès que tu l’auras entendu, tu l’amèneras ici.

— Compris. Et ensuite que faudra-t-il faire ?

— Ensuite tu t’en iras, plus vite encore que tu ne seras venu.

— C’est tout ?

— Oui, c’est tout.

L’hôtelier tourna les talons mais son mystérieux client le rappelait encore :

— José Farina, il y a une porte secrète dans ce petit salon ?

— Hum, fit l’hôtelier en hésitant, c’est-à-dire que l’on fait courir ce bruit mais je ne sais pas bien.

— Allons, allons, dépêche-toi. Dis-moi où elle se trouve et comment on fait manœuvrer son loquet.

Résigné, l’aubergiste montra à son client un bouton de porte dissimulé dans la moulure de la muraille. Il fit jouer le pêne, expliqua comment l’on pouvait sortir de la pièce et gagner la ruelle qui longeait la maison, ruelle sombre, étroite, qui conduisait d’un côté dans la rue, de l’autre au port.

Le mystérieux client de José Farina écoutait avec attention ces explications. Lorsqu’il fut renseigné, il renvoya définitivement l’aubergiste.

Le couple était désormais seul dans le petit salon. L’homme et la femme enlevèrent leurs manteaux, se montrèrent l’un à l’autre sous la lumière crue de l’électricité ; c’étaient deux tragiques figures que celles de ces deux êtres : l’homme était Fantômas et la femme, lady Beltham, sa maîtresse.

Fantômas avait au front un pli soucieux.

— Madame, dit-il enfin, je ne comprends rien à votre attitude : vous savez que, pour le moment, j’ai besoin d’argent, nous avions une excellente occasion de nous en procurer et c’est pourquoi j’ai, au péril de ma vie, cambriolé le coffre-fort de l’Impérial Hôtel. Vous étiez à ce moment voyageuse, c’est-à-dire cliente de cet hôtel, vous auriez dû faire comme les autres, prétendre que les bijoux que vous aviez confiés à la caisse étaient d’une grande valeur, vous en auriez obtenu le remboursement, ces gens-là consentent à tout, préfèrent tout au scandale.

— Non, s’il est entre nous des liens d’amour et de sang qui font que nous sommes indissolublement liés, unis l’un à l’autre, il ne s’ensuit pas que je doive me faire la complice de vos crimes. Jamais vous ne me contraindrez à commettre des ignominies telles que celles que vous me conseillez encore, que vous déplorez que je n’aie point commises. Non, non, voler, mentir, ce sont là des choses au-dessus de mes forces, je suis d’un sang, d’une race…

— Soit, n’en parlons plus.

Il grommelait d’ailleurs, avec un énigmatique sourire :

— Vous pensez bien que je ne comptais pas sur votre collaboration et que j’ai pris mes précautions. L’argent que je veux, je l’aurai, je vais même l’avoir dans un instant. Si seulement vous aviez voulu, murmura-t-il, être non seulement la maîtresse exquise, idéale, charmante que vous êtes, mais encore l’associée, la collaboratrice que j’aurais tant voulu vous voir devenir, nous aurions accompli ensemble des exploits surprenants.

— N’insistez pas, murmura lady Beltham, vous savez bien que malgré tout l’amour que j’éprouve pour vous, hélas, amour dont j’ai maintes fois cherché à me guérir, je ne puis passer outre à mes remords.

— En somme, vous ne serez jamais digne de moi, lady Beltham.

— Dites, qu’il me serait difficile, impossible de m’abaisser jusqu’à vous.

— Madame, déclara-t-il, je sais que vous êtes la femme des grands dévouements, c’est pourquoi j’ai compté sur vous pour rendre service cette nuit, non pas tant à votre amant dont le sort vous intéresse peu, mais à l’humanité, à une grande portion tout au moins de l’humanité, je veux dire aux navigateurs.

— Que signifie ?

Fantômas, ayant consulté sa montre, manifestait une certaine impatience :

— Je vous ai dit déjà ce dont il s’agissait, vous m’avez promis votre concours et je sais que vous n’avez qu’une parole. Allons, Madame, il faut aller rejoindre le poste que je vous ai assigné.

— Que vais-je y voir, Fantômas ? Que va-t-il s’y passer ?

— Rien, Madame, rien qui puisse blesser votre conscience, mais des choses, au contraire, où votre généreuse initiative aura tout lieu de s’exercer. Partez, je vous en conjure, et n’insistez pas. Sous aucun prétexte ne négligez la mission de confiance que celui qui vous aime plus que tout au monde, a décidé de vous confier. Allez et que Dieu vous garde.

Fantômas, profitant des indications de José Farina, avait fait manœuvrer la porte secrète percée dans la muraille. Elle s’ouvrait sur l’obscurité sombre de la nuit. Une bouffée d’air froid pénétra dans la pièce. Lady Beltham frissonna. Instinctivement, elle ramena sur ses superbes épaules le grand manteau de laine, dépouillé depuis quelques instants.

C’était désormais au tour de la grande dame d’affecter une attitude humble et soumise. Fantômas s’était approché d’elle, les deux amants longuement s’étreignirent et ces effusions de tendresse de la part du bandit étaient si rares, mais si douces, que sa maîtresse sentit son cœur se fondre, qu’un sanglot d’amour frissonna dans sa gorge.

— Lady Beltham, murmura Fantômas, je vous aime.

Lentement, doucement, le bandit reconduisit sa maîtresse hors de la maison. Il fouilla de son regard perçant la ruelle obscure. Une ombre rôdait par là. Fantômas siffla : quelqu’un arriva aussitôt.

— Conduis lady Beltham, murmura Fantômas à celui qui était accouru à ce signal, là où tu sais.

Une dernière fois le bandit prit congé de sa maîtresse :

— Avec le vent qu’il fait, déclara-t-il, vous en avez pour un quart d’heure à peine. La mer est dure, je le sais, mais je sais aussi que vous êtes vaillante.

Cependant que Fantômas faisait ainsi partir lady Beltham vers une destination mystérieuse, dans la salle commune du cabaret, on buvait ferme. On faisait grand tapage. Une troupe d’Espagnols était venue s’installer autour d’une table et faisait force libations. C’étaient, croyait-on des contrebandiers descendus de la montagne et qui, sans doute, avaient réussi quelque bonne expédition, car ils étaient joyeux et paraissaient cousus d’or.

Un homme, assis dans un groupe de marins, déclarait avec autorité :

— J’parie bien un verre que çà finira mal pour ces gaillards-là, ils font trop de tapage et la police leur tombera sur le dos, ce qui est toujours mauvais lorsqu’on fait de la contrebande.

Il s’arrêta net. Comme pour confirmer ses appréhensions, l’homme avait désigné du doigt un personnage entrant dans l’auberge.

C’était un homme ventripotent et chauve, l’air d’un ouvrier endimanché et portant quarante-cinq ans environ. Il avisa une petite table disponible et murmura à mi-voix des choses auxquelles nul ne faisait attention.

Toutefois, lorsque José Farina s’approcha de lui, il entendit que cet homme disait :

— De sous terre, je sors de sous terre…

José Farina s’arrêta de verser la consommation commandée par l’individu. Il se pencha à son oreille :

— On t’attend, fit-il, dans le petit salon, viens avec moi.

L’inconnu suivit José Farina. Deux secondes plus tard, son départ de la salle commune ayant passé complètement inaperçu, il se trouvait dans la pièce où, quelques instants auparavant, se tenaient Fantômas et sa maîtresse.

Fantômas ne broncha point. Il attendit que la porte fut refermée, mais sitôt que le sinistre bandit s’assura qu’il était seul et sans témoins avec le nouveau venu, il se départit de son attitude impassible :

— Eh bien, le Bedeau, fit-il, te voilà enfin. Mets-les sur la table.

— Quoi ?

— Eh bien, les vingt-cinq mille francs de Fargeaux.

Le Bedeau, car c’était lui qui se trouvait en face du redoutable Maître de l’Effroi, hocha douloureusement la tête :

— Non.

— Pourquoi ? cria Fantômas, Fargeaux n’est-il donc pas venu ? N’as-tu point exécuté mes instructions ?

Déjà les yeux de Fantômas devenaient farouches et sa main, nerveusement, caressait, dans sa poche, le manche de son poignard.

Le Bedeau devint blême :

— Ne te fâche pas, Fantômas, supplia-t-il, mais écoute plutôt ce qui s’est passé.

— Parle, fit Fantômas, faisant de prodigieux efforts pour rester calme, pour maîtriser son impatience.

— Donc, déclara le Bedeau, j’ai fait comme tu l’avais ordonné, j’ai été me cacher dans l’égout avec le petit paquet, autrement dit l’éclat d’obus que je devais donner au particulier, en échange de ses vingt-cinq mille balles. Je reste donc dans l’égout une bonne demi-heure, peut-être plus, mettons trente-cinq minutes.

— Au fait.

— Là, là, ne te fâche pas, Fantômas, tout ça n’est pas de ma faute ! Tout d’un coup, dans le silence de la nuit, j’entends des pas au-dessus de ma tête et je comprends que puisque je suis dans l’égout, c’est que quelqu’un marche sur le trottoir de la rue. Je me dis : c’est Fargeaux. C’était l’heure, en effet, du rendez-vous ; dès lors, je m’apprête à lui passer par la bouche de l’égout le petit paquet en échange des billets de mille, mais à ce moment-là, Fantômas, j’ai foutu le camp.

— Triple imbécile, hurla le bandit.

— Peut-être, poursuivit le Bedeau, n’importe qui en aurait fait autant et peut-être toi-même.

— Pourquoi as-tu fui ?

— Parce que, éclata le Bedeau, la mèche était éventée, quelqu’un avait deviné le truc, toujours est-il qu’il y avait du monde dans l’égout et que je n’ai eu que le temps de déguerpir en abandonnant là le paquet, destiné au dénommé Fargeaux.

Fantômas serrait les poings, s’exaspérait contre la lâcheté du Bedeau :

— Il fallait résister, grommela-t-il, attaquer au besoin, te défendre en tout cas.

— Non, non, Fantômas, j’ai agi de mon mieux, bousculé l’obstacle et voilà tout, c’est déjà bien. Si j’avais imaginé de faire le malin, à l’heure qu’il est tu ne me verrais pas et tu serais en train de te ronger tes sangs à te demander ce que je suis devenu. Car celui, Fantômas, qui était à mes trousses, celui qui un instant courut après moi dans l’égout et que par un bonheur extrême, je suis parvenu à dépister, cet homme-là, c’était Juve.

Fantômas avait l’habitude des événements les plus inattendus et des révélations les plus tragiques, toutefois il ne put retenir un mouvement de dépit, un juron de colère.

Juve avait-il donc découvert ce qu’il manigançait ? Juve était-il donc sur ses trousses et si près de lui qu’il avait failli atteindre le Bedeau ?

— Nom de Dieu ! jura Fantômas.

Le bandit s’arrêta net. Quelqu’un frappait à coups redoublés de l’autre côté de la porte secrète, quelqu’un semblait taper dans la muraille.

Les deux hommes se regardèrent interdits. Le Bedeau hasarda :

— Il m’a peut-être suivi.

Le Bedeau sentait son cœur battre à rompre dans sa poitrine, mais cette émotion fut de courte durée. Le Bedeau reconnut en effet la voix d’un des apaches de la bande : celle de Bébé.

C’était, en effet, Bébé qui survenait. Fantômas, brutalement, l’apostropha ;

— Tu sais, fit-il, que je n’aime pas à être dérangé, de quel droit t’es-tu permis de venir frapper à cette porte ?

Bébé, baissant la tête respectueusement, s’expliqua. Il était encore tout essoufflé de la course qu’il venait de faire, il haletait à chaque mot :

— Vous pensez si j’ai cavalé, il n’y a pas plus de vingt-cinq minutes que je me suis débiné avec la dame que vous m’avez recommandée.

— Est-elle bien arrivée là-bas ? demanda Fantômas…

— Tout ce qu’il y a de bien, répliqua Bébé, mais sacré bon Dieu, que la mer était dure.

— Là n’est pas la question, fit Fantômas, qu’avais-tu besoin de revenir puisque la besogne s’est accomplie normalement ? Tu sais que je n’aime pas les raseurs et encore moins les gens qui cherchent à se faire valoir.

— Patron, fit-il, si je vous ai dérangé, c’est que j’ai cru bien faire. Et voilà pourquoi : au retour de là-bas, je m’amène, comme de juste, dans la tôle de José Farina, histoire de prendre un verre pour me réchauffer l’intérieur. Je rapplique dans un groupe d’aminches, de matelots, des types du port, quoi, et parmi ceux-ci, je trouve qui ? je vous le demande ?

— Imbécile, c’est à toi de le dire.

— Eh bien, je trouve Domenico, le gardien du phare, le deuxième gardien, celui dont la semaine commence précisément ce soir, à minuit.

— Alors ? fit Fantômas.

— Alors, j’entends le type qui dégoisait aux copains : « C’est pas tout ça, mes amis, mais l’heure est l’heure et le service est le service, je dois être avant minuit à mon poste et quoi qu’il arrive, j’y serai, n’essayez pas de me retenir, il n’y a rien à faire. »

— Domenico a dit cela ?

— Oui, fit Bébé, et c’est pour cela qu’en l’entendant faire cette déclaration de principe, je me suis esbigné de la grande salle et j’suis venu frapper à la lourde de ta carrée pour te prévenir du macaroni.

— Cet imbécile de Domenico, quel âne bâté, quelle buse.

L’attitude du gardien du phare, que venait de lui rapporter Bébé, menaçait en effet de contrecarrer tous les projets du sinistre bandit. Depuis quatre jours, Fantômas et ses hommes s’occupaient à cuisiner ce gardien de phare, afin d’obtenir de lui qu’il n’allât pas rejoindre son poste ce soir-là.

Fantômas, en effet, avait persuadé Domenico que son collègue désirait rester une semaine de plus et que Domenico le remplacerait ensuite pendant quinze jours consécutifs. Fantômas s’était ingénié à trouver à cela des explications vraisemblables, et pensait avoir persuadé Domenico de ne point partir pour le phare qui commandait l’embouchure de l’Adour.

Domenico semblait avoir parfaitement compris que son compagnon allait rester quinze jours au lieu de huit et puis voilà que, brusquement, il changeait d’avis, qu’il prétendait se rendre au phare. Or, cela, Fantômas ne le voulait à aucun prix, il avait ses raisons évidemment pour que le phare demeurât sans gardien pendant un temps déterminé.

La résolution de Fantômas fut rapidement prise :

— Le Bedeau, Bébé, ordonna-t-il, vous allez rentrer dans la salle commune, chacun par une porte pour n’avoir point l’air de vous être précédemment concertés. Moi-même, je reviendrai vous rejoindre, je vous ouvre un crédit illimité, il faut à toute force retenir Domenico et cela par tous les moyens. Quels sont ses goûts ? quels sont ses vices ?

Les deux hommes répondirent en même temps :

— La femme, déclara Bébé en clignant de l’œil…

— Le vin, poursuivait le Bedeau en hochant la tête.

Une demi-heure après, Fantômas trinquait avec Domenico. Le sinistre bandit avait prié José Farina de lui apporter son meilleur Xérès et l’aubergiste ne s’était pas fait faute d’aller choisir aux fins fonds de la cave les bouteilles qui coûtaient le plus cher.

À cette première bouteille en avait succédé une autre et Fantômas, généreux ce soir-là, commandait toujours du meilleur.

Domenico buvait, s’enivrait toujours plus. Mais l’honnête gardien de phare ne démordait point pour cela de son idée. Il lui restait une demi-heure, au bout de laquelle il partirait, rejoindrait son poste.

En vain le Bedeau, Bébé et même Fantômas s’évertuaient-ils à lui persuader que son collègue désirait prendre encore cette semaine de garde, en vain rappelaient-ils à Domenico que quelques heures auparavant encore, il était d’accord sur ce point, Domenico ne se souvenait plus de rien et voulait à toute force partir à l’heure dite pour aller au phare. Le moyen de l’en empêcher ? On ne pouvait matériellement pas lui interdire de gagner son poste. Fantômas et ses complices savaient que s’ils avaient voulu s’emparer de Domenico, il y avait dans la salle des buveurs, appartenant à la marine, au service du port, qui auraient protesté, qui auraient prêté main-forte à Domenico. Rien à faire non plus contre lui dans la rue, l’auberge de José Farina était à trois pas de l’embarcadère où Domenico devait trouver des hommes pour le conduire en barque jusqu’au phare. Il ne restait donc qu’un seul moyen : c’était de faire boire Domenico, jusqu’à ce qu’il fût ivre, complètement ivre, incapable de penser et encore moins d’agir. On buvait donc et furieusement.

Soudain, la porte du cabaret s’ouvrit, livrant passage à une personne dont l’arrivée déterminait un long murmure d’admiration :

C’était une superbe fille, une Espagnole assurément, qui portait une sorte de costume national tenant à la fois du navarrais et du castillan. Elle était toute jeune, très brune, elle portait au bras un grand panier de fleurs et tenait entre les dents, par la tige, une grosse rose rouge, aux pétales veloutés. Elle s’approcha des buveurs :

Instinctivement, elle était allée droit à Fantômas et, avec un gracieux sourire, lui demandait :

— Des fleurs, pour votre bonne amie.

— Hélas, grommela le bandit, je n’en ai point.

— Cela viendra, fit la bouquetière en clignant de l’œil.

Elle avait un regard hardi, narquois, presque téméraire, qui plaisait au bandit.

— Cela viendra, surtout, poursuivit-il galamment, si je rencontre souvent sur mon chemin des jolies filles comme toi. Je t’achète tout ton panier.

— Merci, señor, fit la bouquetière en éclatant de rire.

Le bandit l’attira auprès de lui.

— Que fais-tu ?

L’Espagnole fixait Fantômas de ses grands yeux sombres.

— Tout ce qu’il vous plaira, dit-elle.

— Et tu t’appelles ?

La jolie fille se pencha sur lui et murmura doucement, non sans une pointe de vanité dans son accent :

— Mon nom ? personne ne le sait, mais on me surnomme ici la Recuerda.

— Pas mal, fit Fantômas, cela ressemble à Recuerda, qui veut dire, si je ne me trompe « souviens-toi ! » et cela à la manière de « prends garde. »

— On m’oublie rarement, señor, répliqua la jolie fille, lorsqu’on m’a connue.

— Je songerai à toi et j’y songerai avec mon cœur, fit-il, si tu me rends un service.

— De quoi s’agit-il ? demanda l’Espagnole…

Fantômas désignant Domenico, expliqua :

— Il importe que pendant toute cette nuit tu empêches cet homme de sortir d’ici. Il faut le retenir, non point par force, mais par la douceur, montre-toi aimable avec lui et je serai généreux.

Fantômas mit une pièce d’or dans la main brune de l’Espagnole dont le regard s’illumina de joie.

— Il sera fait comme tu désires, noble seigneur, murmura-t-elle.

Cependant, Domenico semblait de plus en plus décidé à partir pour le phare.

Heureusement, il était aussi de plus en plus ivre et, s’il parvint à se lever avec l’intention de sortir de l’auberge de José Farina, il se trouvait toujours une chaise ou un escabeau pour le recevoir et cela était heureux, car, à chaque pas qu’il faisait, il chancelait et serait tombé par terre sans cet appui.

Une fois cependant, Domenico parvint à se rapprocher de la porte, mais, dès lors, surgissait devant lui la gracieuse Espagnole.

La troublante fille s’était saisie d’un tambourin et devant le gardien de phare, instinctivement attiré par la silhouette séduisante de l’Espagnole, celle-ci, esquissait les premiers pas d’une danse populaire. Ses yeux cherchèrent le regard vitreux du gardien ivre. Les bras potelés de l’Espagnole se nouèrent autour du torse puissant de Domenico :

— Avec moi, murmura-t-elle, danse avec moi.

Le gardien de phare cherchait à se dégager, mais, autour de lui tout tournait, il avait le vertige, il éprouvait le besoin de s’appuyer sur quelque chose, de perpétuellement se retenir à quelqu’un. Or, c’était le corps souple de l’Espagnole qui désormais, sans cesse, se trouvait là pour lui servir d’appui.

Un vague musicien, auquel on avait fait signe et qui dormait à moitié sur une table, avait pris sa guitare et accompagnait des accents de son instrument la chanson vibrante que commençait à interpréter la Recuerda, cependant que tous les buveurs, assemblés autour d’elle, reprenaient le refrain en chœur en frappant dans leurs mains. Une fête joyeuse s’amorçait, nul n’avait plus l’intention de s’en aller, bien au contraire, c’était à qui resterait.

Décidément, la Recuerda remplissait à merveille son rôle, seule femme au milieu de tous ces hommes, elle savait faire la conquête de tous, sans cependant cesser de s’occuper plus particulièrement de Domenico, ainsi que le lui avait recommandé le généreux señor.

Celui-ci cependant avait disparu depuis longtemps et, avec lui s’étaient éclipsés Bébé et le Bedeau. Les trois complices, évidemment, avaient à faire, puisqu’ils s’étaient résignés à laisser Domenico sous la seule garde de cette jeune Espagnole.

À l’aube, cependant, la fête diminuait d’intensité, on était quelque peu essoufflé. Beaucoup dormaient sur les tables, plus encore étaient allongés dessous. Domenico s’arracha à son assoupissement. Cette fois, rien ne pouvait le retenir, il poussait des cris sauvages, il voulait à toute force aller au phare rejoindre son poste, il se désespérait à l’idée que son collègue était parti depuis la veille et que le phare, toute la nuît, était resté sans gardien.

Il se précipita sur le seuil de la maison et, se haussant sur une borne, il parvient à voir à l’horizon la mer qui se profilait au lointain.

Mais soudain, Domenico poussa un cri de joie délirante :

— Ils avaient raison, hurla-t-il, et c’est moi qui me trompais, Matteo, mon collègue, est bien resté au phare et me remplace réellement puisque je vois les feux qui tournent autour de leurs fenêtres.

Et, en effet, des grands faisceaux lumineux, des pinceaux de lumière pale passaient régulièrement au-dessus de la tête de Domenico qui, désormais rassuré, rentrait dans l’auberge.

— Encore à boire, criait-il d’une voix que l’ivresse rendait pâteuse.

Puis il appela la Recuerda :

— Viens ici, la belle, t’asseoir sur mes genoux.

Mais l’Espagnole éclata de rire, fit un pied de nez à l’ivrogne ;

— Tu plaisantes, cria-t-elle, Domenico, j’ai dansé devant toi, tout à l’heure, parce que l’on m’avait payée pour cela, mais ma mission est terminée et je ne m’assois pas sur les genoux de ceux que je n’aime pas. Adieu, ganache.

La Recuerda se sauva.

Abasourdi, Domenico demeurait dans l’auberge, désormais vide et silencieuse.

Domenico s’étendit sur le sol, commença à dormir. Était-il seul ?

Non.

Au moment où les premiers ronflements du gardien du phare assuraient qu’il avait perdu conscience de ce qui se passait autour de lui, un des hommes étendus sur les banquettes se releva doucement. Il vint considérer de près Domenico, puis gagna la porte, cependant qu’il grommelait tout bas :

— Que signifie toute cette histoire ? Pourquoi Fantômas paye-t-il maintenant des danseuses pour empêcher des fonctionnaires de l’État de rejoindre leur poste et pourquoi a-t-il fait conduire par Bébé, lady Beltham au phare qui commande l’entrée de l’Adour ?

L’homme qui se posait cette question était un chemineau à la barbe rousse, toute embroussaillée : c’était Bouzille.